Esagne : Front mortel - 18/12/2014Source : http://www.lemonde.fr/
Le 30 novembre, l’Espagne a de nouveau découvert avec effroi que l’on pouvait mourir pour le football. Dès lors, pas un jour ne passe sans que, dans les médias ou les cafés, les discussions s’orientent vers la mort de Francisco Javier Romero Taboada, tué à Madrid lors d’un affrontement entre les ultras de l’Atlético de Madrid et du Deportivo de La Corogne, en marge d’un match de Liga. Surnommé « Jimmy » et âgé de 43 ans, Francisco Javier Romero Taboada appartenait à la faction la plus radicale des supporteurs du « Depor », le Riazor Blues. Frappé à la tête avec une barre de fer, il est mort noyé dans la rivière Manzanares qui longe le stade de l’Atlético.
Depuis, les matchs du champion en titre sont considérés comme à haut risque. Et la mort de Jimmy a déclenché une levée de boucliers contre les ultras. La direction du club madrilène a interdit le groupe de supporteurs Frente Atlético et tout élément « de caractère politique, raciste ou xénophobe, ou toute devise incitant à la violence » dans l’enceinte du stade Vicente-Calderon. Les membres du Riazor Blues ont été temporairement bannis de stade. Le 15 décembre, la police espagnole a arrêté une trentaine de membres du Frente, dont deux responsables présumés du meurtre. L’opération, baptisée « Neptuno » en référence à la fontaine du centre de Madrid où se réunissent les supporteurs de l’Atlético les jours de grande victoire, ne serait que le début d’un vaste coup de filet.
Si sur le plan judiciaire l’enquête progresse vite, sur le plan sportif, le rythme est plus lent. Les mesures qui ont été annoncées tardent à être adoptées. Un accord conclu entre la Fédération espagnole de football et le Conseil supérieur du sport stipule en principe que les clubs qui tolèrent des supporteurs violents pourront être sanctionnés par une interdiction partielle de stade, un retrait de points et même une rétrogradation. « La loi contre la violence existe, mais elle n’a pas été appliquée dans toute sa rigueur. On a laissé faire les clubs en pensant qu’ils pourraient gérer leurs ultras. Mais ça n’a pas marché et, du coup, nous avons un phénomène ultraétendu et dangereux », expliqueEsteban Ibarra, conseiller de l’Observatoire de la violence dans le sport.
Selon des sources policières, le Frente Atlético aurait été réduit à un peu plus d’un millier de membres ces dernières années. Mais persiste un groupuscule d’une centaine de supporteurs ultraviolents et ultrapolitisés. Celui-ci s’inscrit dans la mouvance de Blood and Honour, une organisation néonazie internationale. « Il est considéré comme le groupe le plus dangereux d’Espagne, explique le journaliste Nacho Carretero, auteur d’un « Guide rapide des ultras ». Les autres bandes leur reprochent de ne pas respecter certaines règles d’honneur, comme ne jamais porter d’armes blanches. » La mort de Jimmy et les mesures prises en représailles ne les ont pas calmés. Lors du déplacement à Turin, le 10 décembre, en Ligue des champions, des ultras du Frente sont apparus dans l’enceinte turinoise et ont effectué des saluts fascistes. « El Frente no se mueve (« le Frente ne bouge pas »), a lancé le groupe sur Twitter. Nous n’avons jamais été une peña[« groupe »]officielle et donc nous ne pouvons pas être expulsés comme telle. » Et de dénoncer une « persécution démesurée ».
Issu de l’organisation d’extrême droite Frente de la juventud, dont il prend en partie le nom, le Frente s’est constitué en 1982, année de la Coupe du monde organisée en Espagne. Inspiré du mouvement ultra en Italie, il devait s’appeler à l’origine Brigatta rossiblanca, « brigade rouge et blanche », en référence aux couleurs du club. Mais Vicente Calderon, qui en était alors président, a eu « la bonne idée » de convaincre les nouveaux supporteurs de « trouver un nom espagnol », souligne le site Internet du Frente. La direction, « enchantée » par le nouveau projet, « a prêté son appui inconditionnel » et est même allée jusqu’à « offrir un local dans le fondo sur [« tribune sud »] pour y entreposer des pancartes et des drapeaux », se vante le groupuscule. Et de préciser : « Pour l’achat de ce matériel, le vice-président du club, Javier Castedo, remet 200 000 pesetas. »
Le Frente Atlético a alors commencé à vendre, raconte avec orgueil le site du Frente, « des brassards dans le plus pur style nazi, ornés d’un crâne noir sur un cercle blanc et des lettres “F” et “A” en noir ». Il se fait vite connaître comme un groupe « ultraviolent » etn’hésite pas à « tabasser » les « hinchas », les supporteurs d’autres clubs, « qui osent s’approcher » de leur stade. La connivence entre la direction des « Colchoneros »,surnom de l’Atlético Madrid, et le Frente se renforce encore avec la prise de pouvoir de Jesus Gil. Durant son long mandat (1987-2003), le Frente rassemble jusqu’à 4 000 membres. Ils ont carte blanche, même après la mort, en décembre 1988, d’un supporteur de la Real Sociedad, Aitor Zabaleta, poignardé par Ricardo Guerra, un néonazi du Frente.
Comme ceux d’autres groupes ultras espagnols, les membres du Frente n’appartiennent pas à une classe sociale définie. Ils n’ont pas non plus de look particulier – afin de ne pas se faire remarquer de la police –, sauf les plus violents, connus comme le « groupe des tondus » en raison de leurs crânes rasés. Ses ennemis déclarés : les Ultras Sur du Real Madrid, également d’extrême droite mais de la mouvance skinhead, et trois groupes d’extrême gauche, les Bukaneros du Rayo Vallecano, les Biris du Sevilla – qui se déclarent antiracistes, antifascistes, et tirent leur nom du joueur gambien Alhaji Momodo Nije, surnommé « Biri Biri » –, et les Riazor Blues de La Corogne.
Constitués en 1987, les Riazor Blues ont aussi une histoire violente. Ils sont aujourd’hui environ 500. On les tient pour responsables de la mort, en octobre 2003, d’un de leurs membres qui tentait de s’interposer pour protéger un supporteur de Compostela. A l’époque, les Riazor annoncent leur dissolution, puis changent d’avis ; le seul suspect du meurtre est acquitté. La police estime qu’il aurait pu s’agir d’un règlement de comptes dans une affaire de drogue. A propos de la rixe avec le Frente Atlético, les Riazor ont affirmé sur leur blog avoir été « victimes d’une embuscade ». Jimmy faisait partie d’une des factions les plus violentes du Deportivo, « Los Suaves » (« les doux »), du nom d’un groupe de rock galicien très populaire dans les années 1980.
En Espagne, le phénomène ultra est loin d’être aussi important que dans d’autres pays européens. Selon le ministère de l’intérieur, il regrouperait environ 10 000 supporteurs, moins qu’en Italie, en France ou au Royaume-Uni. « Il est compliqué d’établir un profil unique d’un membre du Frente, expliquait récemment au quotidien El Pais Carles Vinas, universitaire spécialiste en histoire contemporaine et auteur d’un livre sur la violence dans le foot espagnol (El Mundo ultra, Temas de Hoy, 2005, non traduit). Certains veulent surtout défendre leur territoire, le stade. C’est un élément fondamental, qui explique l’agression contre l’ultra du Depor. Ce phénomène remonte au hooliganisme britannique des années 1970. » La crise sociale qui frappe l’Espagne a contribué à mélanger les générations. Si auparavant les ultras se rangeaient dès qu’ils avaient une famille en laissant place à des membres plus jeunes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. « Dans les rangs des ultras, il y a de tout : des délinquants, des universitaires ou des avocats, souligne M. Carretero. Beaucoup d’ultras d’extrême droite viennent de la bonne bourgeoisie. Réduire le phénomène ultra à un problème de délinquance ou d’inadaptation, c’est simplifier le problème ou vouloir l’ignorer. »
Parmi les 36 ultras du Frente Atlético arrêtés le 15 décembre par la police, on trouve ainsi un chauffeur de taxi, un militaire et un officier de la Guardia Civil. « Ce qui distingue avant tout les ultras espagnols, c’est leur forte politisation, ajoute Carles Vinas. Dans le reste de l’Europe, les groupes laissent de côté leurs idéologies lorsqu’il s’agit de faire cause commune, en particulier contre la police. En Espagne, la division entre les groupes d’extrême droite et d’extrême gauche est si profonde que tout passe au second plan. Même le foot. » Les grands clubs ont fait le ménage. Le Real Madrid en 2013 et le Barça il y a dix ans ont réussi à chasser leurs ultras – Ultras Sur et Boixos Nois – de leurs stades. « Mais les autres clubs maintiennent des relations étroites avec leurs ultras, car ils leur assurent des estadios calientes, des “stades chauds”, avec beaucoup d’animation », assure M. Carretero. Et les grands d’Espagne ne sont pas non plus à l’abri d’incidents. Depuis plusieurs mois, le noyau dur des Ultras Sur est en guerre contre le président du Real Madrid, Florentino Perez. En septembre, ils sont allés jusqu’à couvrir de graffitis la tombe de sa femme.