Pérou - Argentine - 24/05/1964Source : Presse
Lima 1964 : la tragédie du footballLe 23 mai 1964, dans le cadre du tournoi pré-olympique destiné à désigner les représentants de l’Amérique du Sud aux Jeux de Tokyo, le match opposant les équipes amateurs du Pérou et de l’Argentine est décisif : en cas de victoire ou de match nul, les Péruviens obtiendront leur billet pour le Japon. Loin d’être un rencontre de premier plan, le match retient pourtant toute l’attention populaire. Même s’il ne s’agit que de l’équipe « B », sa bonne tenue lors du tournoi passionne des Péruviens grands amateurs de football et apporte quelque crédit au fragile gouvernement démocratique. En effet, si depuis le début du siècle, comme dans la plupart des Etats d’Amérique latine, la vie politique au Pérou est scandée par une succession de coups d’Etat militaires, entre 1963 et 1968, l’élection de Fernando Belaúnde Terry ouvre une parenthèse démocratique annonçant des réformes sociales, plus de justice et de liberté.
Enjeu sportif secondaire, climat politique et social plutôt apaisé : rien donc ne préfigure la catastrophe – la plus meurtrière de l’histoire du football - qui va se dérouler dans l’enceinte de l’Estadio Nacional de Lima ce dimanche 23 mai en présence de 50 000 spectateurs. Alors qu’il ne reste que quelques minutes à jouer, l’Argentine mène un but à zéro et les attaquants péruviens font le siège des buts adverses. A la suite d’un cafouillage, le ballon arrive dans les pieds de l’ailier gauche Lobaton qui parvient à catapulter la balle au fond des filets argentins. Une clameur jaillit des tribunes, immédiatement suivie d’une autre : l’arbitre uruguayen Angel Eduardo Pazos vient d’annuler le but pour une faute imaginaire. Au bout de quelques minutes de confusion, alors que joueurs et dirigeants péruviens en sont encore à protester, deux spectateurs, dont on apprendra par la suite qu’ils étaient bien connus des services de police, parviennent à escalader le grillage et, armés de bouteilles de verre brisées, à pénétrer sur la pelouse pour s’en prendre à l’arbitre. Le match est arrêté et aussitôt, plusieurs policiers interviennent avec une brutalité proche du lynchage : coups de pied, coups de poing, matraquage. Les deux hommes, inertes, sont traînés sans ménagement vers les vestiaires sous le regard de la foule.
Ces actes de répression ont un effet immédiat. De nombreux supporters, déjà excités par la tournure du match, se déchaînent : incendies, jets de bouteilles, les briques de soutènement du grillage démantelé sont utilisées comme pavés. En guise de riposte la police tire des coups de feu en l’air, lance de grenades lacrymogènes. Face à ce déferlement de violence, la panique gagne les tribunes. La plupart des spectateurs tentent de fuir vers la sortie, mais les grandes portes en fer donnant sur l’avenue de la République restent inexplicablement fermées provoquant un goulot d’étranglement fatal pour plusieurs centaines de spectateurs. La scène est atroce : enfants piétinés, femmes projetées des travées vers le sol en ciment, personnes écrasées, étouffées ou asphyxiées par les nappes de gaz lacrymogène devant les portes, qui finiront par céder sous la pression humaine, mais beaucoup trop tard. La mort a frappé rapidement, une multitude de corps sans vie jonche le sol. Faute de secours suffisants, les victimes sont difficilement acheminées vers les centres hospitaliers de la ville : l’hôpital du « 2 mai », ceux de la police et de l’armée ou encore l’hôpital du Secours ouvrier.
Dans la rue, outre la confusion engendrée par la recherche affolée des disparus, la colère tourne à l’émeute contre la police et le pouvoir. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, des bandes parcourent le centre-ville lapidant les vitrines des magasins, incendiant des automobiles. Deux policiers sont attrapés, battus puis pendus par la foule, plusieurs centaines d’étudiants reviennent au stade pour saccager les installations et dans la confusion, plusieurs dizaines de détenus s’évadent de la prison du palais de justice. La rumeur d’un coup d’Etat se répand. Désemparé, le gouvernement décrète l’état de siège pour trente jours afin d’enquêter et d’éviter de nouveau désordres.
« Horreur » à la « une » de La Cronica, « Une folie collective » pour Expreso : les quotidiens de Lima révèlent l’ampleur d’une tragédie qui suscite une vive émotion dans le monde entier. Comment expliquer ce drame ? Sur le plan matériel, la Fédération péruvienne est la principale responsable, puisqu’elle n’a pas su assurer la sécurité dans le stade. Mais les raisons profondes sont à rechercher à un autre niveau : un supporter arrêté le lendemain par la police avoue « Je me suis senti poussé par une force étrange ». Fort de ce genre de témoignage, on avance la passion fanatique des « foules sud-américaines » pour le ballon rond. Dans France Football l’ancien international Gabriel Hanot reconverti dans le journalisme sportif, retient cet argument avec sévérité évoquant « le tempérament grégaire de la multitude sportive du sud de l’équateur qui obéit à des pulsions simples et primitives ». Oubliés le modeste enjeu de la rencontre et l’erreur explicable de l’arbitre, les spectateurs aveuglés semblent avoir été gagnés par la folie.
Cette tragédie s’apparente à un fait divers, conséquence d’une violence ordinaire qui ronge les pays d’Amérique latine avec le football pour détonateur, violence des envahisseurs du terrain, violence des policiers, violence des spectateurs devenus émeutiers. La dimension irrationnelle n’explique donc pas tout : pauvre et instable, la société péruvienne des années soixante trouve un triste reflet de sa situation dans le drame de Lima, entre passion du football, anarchie urbaine et atomisation du corps social.
Les spectateurs entassés devant les portes du stade et arrosés de gaz asphyxiant.